La Parole et le Calice
C’était la nuit de l’Agape Pascale.
Sous les voûtes antiques d’un temple voilé d’encens, où chaque pierre semblait contenir l’écho des siècles, un silence sacré enveloppait les frères assemblés. Les flambeaux tremblaient comme les âmes, et sur la nappe blanche du banquet, les coupes de cristal attendaient, pleines d’un vin sombre comme le mystère.
Le Chevalier Rosam se tenait là, immobile, revêtu du manteau d’ivoire aux revers sanglants, frappé de la Rose et de la Croix. Son regard fixait la coupe. Il ne voyait pas le vin. Il voyait, dans un miroir invisible, le reflet d’un homme accablé, entouré de disciples endormis.
— « Ceci est mon corps, livré pour vous… »
La phrase résonna comme une corde tendue dans l’intimité de sa conscience.
Les mots s’inscrivaient dans sa chair, non comme une mémoire liturgique, mais comme une blessure vive, offerte.
La cérémonie n’était plus rite, elle devenait acte. La table, un autel. Le pain, sa propre substance.
Rosam ferma les yeux. Un vertige le prit.
Une voix intérieure, âpre et lumineuse, se leva comme le vent sur les eaux :
— « Celui qui veut substituer la vérité à l’erreur, l’amour à la haine, est humilié et mis à mort. »
Il comprit. Il vit le monde tel qu’il est — non pas dans sa laideur, mais dans sa fatigue.
L’homme s’y débat comme un poisson hors de l’eau, étranglé par ses propres dogmes, crucifié par ses propres haines.
Il se vit seul, porteur d’une parole que nul ne voulait entendre. Le temple s’effaçait. Il marchait sur un Golgotha intérieur, l’âme nue, le cœur transpercé d’un glaive invisible.
Et dans cet instant, il mourut.
Pas de sang. Pas de cri. Une extinction lente, douce, comme une chandelle que l’on couvre d’un souffle.
Sa conscience sombra dans un abîme sans nom. Il ne savait plus s’il était homme, esprit, poussière ou songe.
Mais alors, du plus profond de l’ombre, monta une lueur. Une braise. Une étincelle d’or au fond de l’abîme.
Et une parole s’y inscrivit, fulgurante :
— « I.N.R.I. – Igne Natura Renovatur Integra. »
Le feu intérieur le reprit, mais ce n’était plus le feu de la colère ou de l’orgueil.
C’était celui de la transmutation. Celui qui éclaire sans brûler. Celui du buisson ardent que nul ne peut approcher sans être changé.
Le chevalier Rosam revint à lui, mais un autre que lui.
La table du banquet s’était emplie de lumière. Les frères chantaient un cantique grave et tendre.
Le vin dans la coupe semblait luire comme un rubis vivant.
Il porta le calice à ses lèvres, lentement, avec la gravité d’un prêtre.
Et lorsqu’il but, ce ne fut pas le vin qu’il goûta, mais la certitude de la Vie reconquise.
Il regarda ses frères. Il n’était plus seul.
Car la Parole, cette fois, avait vaincu la Mort.
Alexandre Rosada – 21 avril 2024