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« Schibboleth ou la Parole Juste »

Le Temple était silencieux, à peine éclairé par quelques veilleuses dont la lumière tremblait comme un souffle sacré. Des ombres gravées dans la pierre, des colonnes dressées comme des témoins éternels, et au centre, une table vide, recouverte d’un drap noir sur lequel brillait, seule, une gerbe d’épis dorés.

Avenant, jeune compagnon à la tunique encore raide, pénétra à pas feutrés. Son visage portait la trace d’un long voyage — celui du dedans plus que du dehors. Il venait chercher une parole. Non pas un mot qu’on répète comme un perroquet, mais une clef, une vibration, un souffle.

Dans la pénombre surgit Data, son maître, silhouette austère et paisible, portant sur lui l’âge des rites et la clarté des symboles.

— Te voici donc, mon Frère, dit-il avec lenteur. Tu as franchi les cinq voyages. Tu as marché, écouté, douté, et peut-être aimé. Que cherches-tu à cette heure ?

— Je cherche à comprendre, Maître. On m’a dit que le mot de passe n’est pas un mot mais une semence. Que Schibboleth ne s’apprend pas, il se moissonne. Est-ce vrai ?

Data esquissa un sourire.

— Approche, Avenant. Vois ces épis sur la table. Que sont-ils à tes yeux ?

— Ils sont nombreux. Serrés, comme les Frères dans la Loge. Ils viennent d’une même terre, mais chacun a sa forme, sa maturité. Ils portent la promesse d’un pain à venir.

— Bien. Tu vois plus qu’un objet, tu entends une parole. Sais-tu ce qu’elle coûte ? demanda Data en posant sa main sur l’épaule d’Avenant.

— Je sais seulement qu’un jour, au bord d’un fleuve nommé Jourdain, quarante-deux mille hommes furent massacrés pour n’avoir su prononcer correctement Schibboleth.

Le silence s’épaissit. Data reprit :

— Une syllabe peut tuer. Un mot mal dit, mal compris, mal transmis. L’accent trahit l’étranger, et l’ignorance ferme la porte. Mais ce n’est pas la cruauté du rite que je veux te rappeler : c’est l’avertissement du symbole.

Il fit un pas, puis ajouta :

— Celui qui prononce sans comprendre n’est qu’un vent qui passe. Celui qui sait dire avec le cœur fait germer la vérité. Car Schibboleth, c’est plus qu’un mot : c’est la reconnaissance de l’autre dans sa différence. C’est le fruit du travail intérieur. Le blé pousse dans le silence des terres profondes avant d’atteindre la lumière.

Avenant s’agenouilla lentement, et prononça le mot.

Mais cette fois, il ne le dit pas avec les lèvres, mais avec tout son être. Il le dit avec sa respiration, ses doutes, ses blessures, son espérance.

Et alors Data s’inclina légèrement, puis souffla :

— Tu n’as pas récité, tu as compris. Tu n’as pas dit Schibboleth, tu l’as incarné.

À cet instant, une lumière s’alluma, douce et dorée. Avenant se releva. Il n’était plus seulement un Compagnon de passage. Il devenait un porteur de parole, un veilleur d’épis, un frère capable d’ouvrir les portes du monde à ceux qui savent parler juste.

Alexandre Remo ROSADA

Écrivain et Journaliste.

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