Sommes nous déterminés ou maîtres de notre destin ?
Par Alexandre Rosada, Écrivain et Journaliste
Le vent secouait la porte d’ébène. Le ciel, chargé de silences, était encore obscur lorsque le pèlerin s’avança, seul, vêtu d’un manteau rugueux, sa besace contre le cœur. Il avait nom Eliezer — celui qui marche vers Dieu. Depuis qu’il avait franchi les trois premiers degrés du Temple, il n’était plus le même. Il portait une question dans ses entrailles, comme un feu sacré :
Suis-je déterminé par le monde, ou suis-je maître de mon destin ?
Une question, posée par l’homme extérieur, celui qui se meut dans les choses du monde et les attache à lui comme chaînes d’or, ne recevra jamais de réponse véritable tant qu’elle ne sera transfigurée par la lumière de l’homme intérieur.
Une nuit, dans un rêve, un vieil homme aux yeux de braise lui avait tendu une clef d’ivoire, et murmuré :
— La vérité ne se trouve ni dans le choix, ni dans le refus. Elle se révèle au seuil du Saint des saints.Il est une erreur fondamentale de la pensée moderne que de poser la question du destin en termes exclusivement binaires comme si l’être humain n’était qu’une individualité isolée dans l’immensité du cosmos.
À l’aube, Eliezer gravit les marches du Temple. Un gardien silencieux le fit entrer dans une salle obscure, au centre de laquelle brillait faiblement une lampe posée sur un trépied de bronze. Il reconnut quelques symboles du 4e degré :un chandelier à 6 branches, une couronne de laurier et d’olivier, un maillet noir, et une clef d’ivoire.
Là, il rencontra le Maître Theotokos — un homme à la barbe blanche, vêtu de lin et de silence.
— Tu veux savoir si tu es libre ou prisonnier, dit-il sans attendre la question. Mais tant que tu te demandes si tu choisis ou si tu es conduit, tu es encore dans l’illusion du mental dualiste. La tradition enseigne que tout ce qui se manifeste est soumis à la Loi, au Dharma pour l’Orient, à la Providentia pour les Anciens Latins, à la Volonté divine pour les traditions abrahamiques. Cette Loi n’est pas un carcan arbitraire, mais la structure même de l’être, la musique silencieuse qui régit les mondes
Et il l’approcha de la balustrade, cette barrière sacrée qui ne sépare pas, mais interroge. Eliezer vit alors, sur l’autre rive, l’Arche d’alliance surmontée de deux chérubins,et sur laquelle reposait le Sceau du Silence.
— Le profane croit que sa vie est écrite ailleurs, dans les astres, les gènes, les lois. Il croit que son destin lui est imposé. Mais le Maître Secret ne nie pas ce destin : il l’éclaire depuis le dedans. Il ne s’évade pas : il transfigure.
Dans les degrés du Rite Écossais Ancien et Accepté, le passage du Compagnon au Maître symbolise cette transformation intérieure. Le Maître n’est pas un homme qui commande aux événements : c’est un être qui, par sa connaissance du Verbe perdu, a retrouvé l’unité intérieure, et pour qui le destin n’est plus une fatalité, mais une expression harmonieuse du Logos.
Ainsi, le paradoxe apparent entre déterminisme et liberté s’évanouit dans la lumière de la connaissance. L’homme profane est déterminé parce qu’il ignore qui il est ; l’homme réalisé est maître de son destin parce qu’il est devenu transparent à l’Être. Il ne choisit plus : il agit en accord avec le Principe.
A ces mots Eliezer se souvint de ses chaînes passées, sociales, affectives, intérieures. Il comprit qu’il les portait encore, mais qu’une lumière commençait à en révéler l’illusion.
Le Maître tendit à Eliezer la clef d’ivoire avec un Z dans le paneton..
— Ce n’est pas une arme, mais un instrument d’ouverture. Elle ne force pas, elle invite. Elle n’ouvre pas des portes extérieures, mais la crypte du cœur.
Tu confonds l’homme profane et l’homme intérieur, repris le Maitre. Ce que tu crois être ton “je”, ce moi social, psychique, généalogique, n’est qu’un masque. Ce “je” est effectivement déterminé. Mais derrière ce masque, il existe un Nom secret, une semence divine, que nul destin ne peut gouverner.
Alors, Eliezer descendit en lui-même.
Il y découvrit la mémoire de ses blessures, les figures de ses ancêtres, les fatalités transmises de génération en génération. Tout semblait écrit d’avance, comme un parchemin de douleurs. Mais au fond, une lumière subsistait — pure, silencieuse, incorruptible.
Il comprit que le destin n’est pas ce qui nous arrive, mais ce que nous sommes appelés à devenir. Il ne s’agit pas de « vaincre » le déterminisme, mais d’entrer dans la conscience de celui qui le contient comme l’or contient l’idée de la lumière.
C’était comme le symbole de l’acacia, que le rituel avait déposé dans sa mémoire. Ce bois incorruptible qui résiste à la mort.
Là résidait la clé : il ne s’agissait pas de refuser le destin, mais de l’habiter pleinement.
— La liberté, repris le Maître, n’est pas un pouvoir sur les choses, mais un état de justesse. Ce n’est pas une échappée hors du monde, mais une élévation à travers lui. Le destin devient mission lorsque tu le vis.
Car le monde profane vit dans la causalité horizontale : causes et effets, actes et conséquences, blessures et répétitions.
L’homme initié, lui, s’élève dans la verticalité de l’Être : il ne réagit plus, il transmute. Il ne détruit pas les causes, il les féconde. Il devient alchimiste de son propre sort.
Dans la pénombre de la chambre secrète, Eliezer s’agenouilla. Il ferma les yeux. Il ne pensait plus, il ne voulait plus. Il était. Un souffle ancien passait dans la pièce, comme s’il provenait du cœur même de l’Arche. Il n’avait plus de nom, plus de besoin de réponse.
La question s’effaçait comme s’efface un rêve au réveil de l’Être.
Il avait franchi la balustrade intérieure.
Le Sceau du Silence reposait désormais sur ses lèvres.
Le Maître dit alors :
— Celui qui veut maîtriser son destin reste dans la dualité. Mais celui qui épouse la nécessité comme une étoffe sacrée entre dans l’unité du Principe. Tu n’as pas été créé pour subir ni pour dominer, mais pour accomplir.
Et il ajouta, en lui posant la main sur l’épaule :
— Tu es libre lorsque tu es devenu transparent à l’Être. Lorsque ta volonté ne s’oppose plus, mais s’accorde à celle du Grand Architecte. Non plus vouloir… mais être voulu.
Eliezer redescendit du Temple. Il portait la clef, non à la ceinture, mais dans le silence de son regard.
Il ne parlait plus de liberté, ni de destin. Car il avait vu.
Et ce qu’il avait vu, nul ne peut le dire sans le trahir..
Et lorsqu’on lui demanda, plus tard, ce qu’il avait trouvé, il répondit simplement :
— Je suis devenu la réponse.
En conclusion : sommes nous déterminés ou maîtres de notre destin ? Posée ainsi, la question reste prisonnière du mental dualiste.
La réponse traditionnelle est plus subtile : nous sommes déterminés tant que nous vivons dans l’ignorance, mais cette détermination peut être surmontée par une prise de conscience de notre essence véritable. Alors, ce que nous appelions destin devient destinée, et ce qui paraissait imposé de l’extérieur devient un accomplissement intérieur. C’est le mystère du Fatum, de la destinée, non plus subie, mais épousée, transfigurée par la connaissance et l’union avec le Principe.
Alexandre Rosada mai 2025 Nouméa.