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Le Temple Noir

Il était déjà tard lorsque le Frère Andréä s’engagea, seul, dans le long couloir de marbre qui serpentait sous les fondations de la Grande Loge de l’Alliance. Un silence d’outre-monde y régnait, si dense qu’il absorbait le moindre souffle. Son pas, discret mais assuré, effleurait les dalles d’améthyste qui, dit-on, n’existaient que pour les initiés purifiés ayant traversé les épreuves du 18e degré du Rite Écossais Ancien et Accepté.
Ce soir-là, Andréä ne descendait pas pour une tenue ordinaire, mais pour une convocation connue de lui seul et du collèges des officiers présidé par le Très Sage Athirsata.

Il s’agissait   de rejoindre le Temple-creuset dans lequel dit s’effectuer la rubification qui aboutira à la pierre tant cherchée. Andréä avait perçu cet appel intérieur, comme une voix murmurée au fond de ses méditations. Un appel entendu pour la première fois dans le silence d’une nuit sans lune, alors que son esprit, las des symboles trop bien polis, rêvait de sens plus profonds. Il avait vu en songe un temple englouti dans les ténèbres, d’où montait une clarté infime, mais vivace, qui perçait l’ombre comme la pointe d’un compas dans le sable noir du doute.

Il parvint devant une vaste salle rectangulaire, un carré long aux proportions parfaites, image terrestre du Mont Calvaire, lieu ultime où la vie rencontre la mort, et la mort enfante la vie nouvelle. Il n’y avait ni porte ni seuil marqué : le passage s’ouvrait comme une césure du monde, un basculement intérieur. Ce Temple représentait un sanctuaire de l’âme, un espace sacré enveloppé d’une triple enceinte invisible réservée aux renaissances silencieuses.

Les trois colonnes s’y trouvaient  brisées, calcinées, la pierre cubique cassée, le voile déchiré. Autour de lui, la désolation n’était pas une ruine mais une vision symbolique : trois carrés s’inscrivaient l’un dans l’autre, comme les degrés d’une énigme sacrée. En leur cœur, un cercle de ténèbres palpitait, et dans ce cercle, à peine visible, une rose éclose suait sang et eau.
Dans ce lieu de consternation, la parole est perdue, le Temple est détruit.
Andréä comprit que ce lieu était celui de sa propre crucifixion symbolique. Il était venu pour pénétrer sa propre triple enceinte, plonger dans les eaux primordiales du non-être, et franchir, degré après degré, les états de conscience de ce Mont Calvaire intérieur où chaque marche est un dépouillement, chaque respiration une ascension.

C’est alors qu’il les vit. Trois colonnes, dont il reconnaissait la place par l’agencement spatial. Là où trônaient jadis la Foi, la Charité et l’Espérance, il ne restait que des socles ébréchés, noircis comme par un incendie ancien. Les flammes avaient été soufflées, non par le vent, mais par le renoncement. Par l’oubli.

Il voulut reculer, fuir cet échec. Mais une voix le retint.

— Si tu t’échappes maintenant, tu éteindras la dernière lumière.

Un homme surgit des ténèbres. Drapé d’un manteau noir constellé de croix rouges, son visage demeurait voilé par l’ombre.
— Qui es-tu ? demanda Andréä.

— Celui qui veille dans les interstices du rituel. Le Frère de l’Ombre. Je suis ce que vous ne voyez plus, ce que vous ne lisez qu’à demi-mots.
Mais le Temple de Chair te réclame.

Il tendit la main. Une main ferme, rugueuse, mais vivante. Andréä la saisit. Un frisson ancien, semblable à celui du premier passage sous le bandeau, le traversa. Et là, comme dans une mémoire incarnée, la cérémonie des globes commença.

La colonne du Nord s’alluma première, d’un feu profond et fixe. Le globe émit un souffle, et Andréä entendit, sans bouche humaine, le mot FOI résonner comme une clé dans sa poitrine.
La Foi n’était plus une adhésion : c’était une tension vers l’invisible, un appel du dedans, une verticalité ardente. Le feu caressa sa gorge. Il se sentit relié au haut, à l’inconnu, à l’Origine. 

Puis le Second Gardien invisible fit jaillir le globe de l’Occident. Une lueur douce, presque lactée. Il entendit CHARITÉ comme un murmure charnel.
Ce n’était pas donner, mais se donner. Pas pour paraître, mais pour communier. Il se vit lui-même dans chaque fragment d’autrui. 

Enfin, le globe du Midi s’alluma faiblement. Le mot ESPÉRANCE met plus de temps à éclore. Mais lorsqu’il jaillit, il inonda tout le Temple d’un souffle chaud.
L’Espérance. Pas une attente. Pas une prière. Mais une force d’arrachement, un élan. Elle reliait les mondes. Le visible au caché. Le mortel à l’immortel. Elle était le fil tendu entre les ruines et la cité future. L’Espérance l’envahit. Il en ressentit chaque fibre. C’était elle qui avait maintenu l’humanité debout, même dans les guerres, les exils, les solitudes. L’Espérance était la source secrète du relèvement, du recommencement, de l’amélioration de soi et du monde. Elle était l’alchimie de l’être.

Andréä compris que ce n’était pas le globe du Temple qui éclairait l’Espérance mais lui-même qui, l’ayant éveillée dans sa chair, devenait désormais sa source.

Alors Andréä s’effondra, non de faiblesse, mais d’abandon. Le Temple Noir le pénétra. Non plus par les sens, mais par le Souffle. Il sentit que ce Temple, sans murs, sans toit, sans étoiles, s’était installé en lui. Chaque cellule devenait pierre vivante, chaque battement de cœur une invocation. Il était le Temple.

Le Frère de l’Ombre s’inclina devant lui. Sans mot. Comme on salue une révélation.

Puis, au fond du Temple Noir, une lueur rougeoya, mais sans forme. Andréä ne s’en approcha pas. Il la reconnut. Elle était le seuil du Temple Rouge. Il n’y entra pas. Il savait qu’il le portait déjà en germe.

Et dans cette chambre noire, il demeura longtemps, immobile, vivant. Le Temple n’était plus un lieu. Il était devenu sa chair transfigurée.

Il demeura là, dans la paix retrouvée du silence, non pas comme un spectateur, mais comme un sanctuaire vivant. Le Temple de Chair s’était ouvert en lui, non point comme un mythe ou une doctrine, mais comme une certitude intime, ineffable, bouleversante. Il n’était plus séparé du rituel : il en devenait l’organe incarné.

Chaque battement de son cœur résonnait comme le maillet du Vénérable. Il portait en lui la Parole perdue, non comme un nom, mais comme un souffle. Il savait désormais que le Temple Noir n’était ni à craindre ni à fuir, mais à traverser car il était le creuset secret de la transmutation.
Dans l’épaisseur du silence, alors que le souffle d’Andréä s’accordait aux pulsations du Temple, une évidence éclot en lui, non comme un raisonnement, mais comme une reconnaissance. Ce qu’il cherchait n’était pas un mot oublié, ni une formule perdue c’était une force, une puissance d’engendrement, un verbe en latence.

La Parole Perdue ne se tenait pas dans la bouche, mais dans le sein du monde. Elle était semence enfouie dans la glaise de l’être.

Depuis Hiram, elle s’était dissimulée, non pour se refuser, mais pour éveiller en chacun la quête du retour. Le Maître ressuscité ne parle pas, il écoute la fracture en lui. Il sait qu’il lui manque quelque chose. Et ce manque le rend vivant.

Il avait suivi des plans, reproduit des gestes, construit à l’image d’un idéal.
Mais l’œuvre ne pouvait se parfaire dans l’imitation. Il fallait concevoir. Créer. Inventer. Non à partir de ce qui fut donné, mais à partir de ce qui jaillit.

Andréä comprit qu’il n’était plus l’ouvrier d’un projet hérité, mais le temple lui-même, devenu source. Ainsi, comme Isis rassemblant les fragments d’Osiris, il devait réunir en lui ce qui était épars. La Parole ne serait retrouvée que lorsqu’il deviendrait la matrice de sens, le lieu de la fécondation, le chant du silence. Et ce chant, désormais, vibrait en lui.

La Foi devenait vision intérieure. La Charité, un geste sans témoin. L’Espérance, une lumière enracinée dans l’obscur. C’était cela, le Temple de Chair : un sanctuaire où le divin ne descend pas, mais se révèle de l’intérieur, par le feu du dépouillement.

Andréä ne chercha plus de sortie. Il était entré dans un autre espace, un autre temps. Il n’était plus un Frère de Loge. Et dans les ténèbres, il murmura :
— Fiat Lux…
Et la lumière fut, sans briller. Elle est désormais, simplement, en lui.

 

Alexandre Rosada
Journaliste écrivain
8 Août 2025

Alexandre Remo ROSADA

Écrivain et Journaliste.

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